BERENSON (B.)

BERENSON (B.)
BERENSON (B.)

Pour Bernard Berenson, l’art a sans doute une histoire, mais cette histoire n’a guère d’intérêt si elle devient l’affaire d’érudits professant ex cathedra dans de sombres universités. Comme le souligne un critique, «il n’entendait à aucun prix être confondu avec les professeurs et les commentateurs laborieux [...] le lecteur des poètes l’emporte sur le fabricant de catalogues». Comment définir alors un homme qui publia tant d’ouvrages érudits sur la peinture italienne, fut l’expert incontesté de son époque et le collectionneur le plus averti? Il aurait sans doute récusé l’épithète de critique, voyant dans ce terme trop de rigueur et de discipline. Pour faire son portrait, il vaut mieux regarder dans les siècles passés, penser à Mariette et à sa prodigieuse collection de dessins, ou, peut-être, à ces touristes anglais qui abordèrent à partir du XVIIIe siècle les cités italiennes. Sans doute fut-il à la fois un curieux, un amateur et un connaisseur dont le plaisir suprême était d’être entouré de tableaux et de parler sans fin de ses merveilles à un auditoire choisi. Pouvant ainsi réduire sa vie sociale à son amour de l’art, il devint un grand seigneur dont la richesse, le savoir, l’autorité s’incarnaient et se révélaient dans les toiles de bon goût qu’il commentait.

Une vocation

Bernard Berenson est né dans une famille juive en Lituanie, où son père exerçait la profession de chaudronnier ambulant. Porté par la vague d’émigration, la famille Berenson s’installe aux États-Unis, dans la banlieue de Boston. Bernard Berenson a la possibilité de poursuivre ses études jusqu’au niveau le plus élevé; il fréquente l’université Harvard où enseigne William James. Il se spécialise alors dans les langues anciennes; ses condisciples lui offrent un voyage en Europe en 1887. Il ne quittera plus l’Ancien Continent. À Bergame, il découvre sa vocation: retrouver les tableaux anciens, les authentifier. Il s’installe définitivement à Florence ; dès 1903, il a publié des ouvrages qui lui assurent la notoriété auprès des universités et des marchands de tableaux. Il devient alors expert auprès d’un antiquaire de renommée internationale, Duveem. Berenson est désormais le connaisseur le plus écouté et l’acheteur le plus sûr, cela jusqu’à la crise de 1930. Ses certificats d’authenticité font autorité sur le marché des tableaux anciens. Dans sa villa I Tatti , près de Florence, il constitue une magnifique collection que viennent admirer les historiens de l’art et les élites sociales de l’Europe. Les vingt dernières années de sa vie sont consacrées à la conservation et à la rédaction d’ouvrages où se mêlent souvenirs et réflexions sur l’art. Il meurt en 1959, léguant sa collection à l’université Harvard.

La critique d’attribution

Berenson hésitait à se classer parmi les experts, les historiens de l’art, les critiques, les philosophes ou les collectionneurs. Ses activités et ses œuvres relèvent de tous ces domaines, mais c’est sans doute l’attribution des œuvres italiennes du XIVe au XVIe siècle qui l’occupa le plus. Parus en 1903, les Dessins des peintres florentins, classés, critiqués et étudiés comme documents pour l’histoire et l’appréciation de l’art toscan sont comme le manifeste de sa méthode et son illustration. Berenson est un des premiers critiques à tenter une lecture aussi précise des seuls dessins. Pour cela, il doit établir des critères d’attribution, il se plaît à souligner les différences entre l’expertise d’un tableau et celle d’un dessin. Il remarque que, pour ce dernier, la signature n’est jamais un critère suffisant: jusqu’au XVIIIe siècle, le dessin est un instrument de travail commun à une école, il passe de main en main et les élèves ne se privent pas de reproduire les originaux. C’est pourquoi les témoignages habituels sont sans valeur; Vasari par exemple restait indifférent aux dessins. Berenson utilise la méthode mise au point par Morelli: ici, l’œuvre reste souvent inachevée, la ligne assume toutes les fonctions puisqu’elle forme le clair-obscur. Il faut donc déterminer ce qui n’appartient qu’au dessin: l’âge du papier, sa provenance (on dessine parfois sur des papiers ayant servi à autre chose), l’âge de l’encre. On suit aussi le trait, sa direction, son rôle: quand on sait que Vinci était gaucher, on s’aperçoit qu’il va toujours de gauche à droite, ses imitateurs dans le sens opposé. Mais le titre de l’ouvrage de Berenson indique que sa méthode est déterminée par son projet: on identifie un dessin pour montrer le rôle qu’il a joué dans la préparation d’un tableau ou d’une fresque, mais on est tenté de l’identifier par les caractères que l’on découvre dans cette fresque. Le processus est moins fermé qu’il n’y paraît, car Berenson sait pertinemment que le dessin n’est qu’une partie de l’œuvre définitive: «Le dessin, qui, dans l’ordre naturel des choses, précède le tableau, peut être jugé seulement selon des canons dérivés d’une étude des œuvres achevées.» Mais Berenson ne va pas d’une œuvre à un dessin, il exhibe la série des dessins et procède donc par une analyse à plusieurs termes. L’œuvre définitive est le tout, les dessins n’en sont pas les parties simples, mais les parties fragmentaires. Ainsi son ouvrage combine-t-il sans cesse la simple expertise et la connaissance des étapes préparatoires d’œuvres achevées. L’ironie veut que la plus belle démonstration de ces recherches porte sur une œuvre inachevée de Léonard de Vinci, l’Adoration des mages , dont Berenson nous offre les esquisses successives: le vieillard, la jeune fille regardant à gauche, la Madone, une adoration des bergers qui ne verra pas le jour, une étude de l’architecture. Il ne néglige pas le «matériel externe», et par là il entend le texte de la commande avec le stipulé du contrat, la signature qui, encore une fois, ne garantit rien (telle œuvre signée Giovanni Bellini lui semble être de Rondinelli), les historiens traditionnels: Vasari (XVIe s.) pour Florence, Lomazzo (XVIe) pour Milan, Ridolfi (XVIIe) pour Venise. Mais il ne se fie qu’à ce qu’il voit sur la surface peinte; seule la parfaite identité des caractéristiques indique la véritable provenance. Prolongeant la méthode de Morelli, Berenson analyse le ton général, la composition, la technique, mais son jugement porte surtout sur la morphologie: figures, ornements, habits, construction, paysage. Ainsi, des yeux enfoncés caractérisent Léonard, des yeux éloignés Giorgione, mais rien n’est plus probant que la forme d’une oreille ou celle d’une main. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir Berenson engagé dans des discussions stylistiques lorsqu’il expertise, compare, date, identifie ou attribue. Mais un doute s’empare de lui: par le fait même que ces caractéristiques ne sont pas fixes et déterminées, ne sont-elles pas imitables, ne composent-elles pas l’aspect le plus superficiel de l’œuvre? Berenson est tenté de l’avouer, d’autant plus que ces restrictions lui ouvrent un horizon plus large que celui de l’expertise scientifique. Il peut faire appel à ce qui échappe à la reconnaissance mécanique, à un sentiment de certitude absolue sur la provenance de l’œuvre («feeling , always feelings »). Quand tout est dit et tout accompli, le dernier appel s’adresse à notre sentiment.

Valeurs tactiles des œuvres d’art

Le tableau est donc autre chose que l’ensemble des caractères morphologiques qui le composent. L’expert lui-même doit reconnaître que son objet dépasse l’analyse stylistique; il doit se taire, un autre doit prendre la parole: «Mais le discours sur la qualité appartient à une autre région qui n’est pas celle de la science et ne regarde pas les preuves d’authenticité.» Berenson abandonne alors le ton «impersonnel», qui «ne laisse rien soupçonner de son moi véritable». Quand il parle de qualités, il ne s’intéresse plus à ce que le tableau peut illustrer, son contenu intellectuel, mais à sa valeur décorative, sa réalité sensible, sensuelle. La qualité n’est pas sur la toile, elle n’est pas dans le spectateur, elle est dans le rapport physiologique qui les unit; elle est composée des valeurs tactiles: «Les valeurs tactiles apparaissent dans la représentation des objets solides lorsque ceux-ci ne sont pas simplement imités [...] mais présentés de façon à stimuler l’imagination; celle-ci est amenée à sentir le volume de ces objets, à en apprécier le poids [...] à mesurer la distance qui les sépare de nous, elle nous pousse à nous mettre en étroit contact avec eux, à les saisir, à les étreindre, à tourner autour d’eux...» De même, le mouvement suggéré par la toile fait naître le mouvement sensible du spectateur; la composition spatiale crée le sentiment de l’extension; la couleur, subordonnée aux autres composantes, engendre les valeurs viscérales qui «ont trait aux sentiments de bien-être ou de malaise [... ] et s’apparente aux valeurs thermales ou valeurs de températures». Ne parle-t-on pas de couleur chaude ou froide? Tel est l’ensemble de notions que Berenson utilise lorsqu’il écrit sur l’objet d’art. Il semble bien qu’il y ait dans ce vocabulaire «biologique» et «vécu» comme une parenté avec les thèmes que Bergson développait lorsqu’il parlait des données immédiates. Berenson cite d’ailleurs Bergson. Mais cette parenté fait problème: qu’est donc Berenson? un «esthète», un critique d’art ou un historien de l’art? L’histoire de l’art, Berenson veut l’ignorer. Celle-ci est trop embarrassée de l’«esprit germanique» dans lequel on peut voir, mêlées, l’iconographie, la psychanalyse, la pure biographie, la théologie, la métaphysique et surtout la Geistesgeschichte (histoire de l’esprit). Tantôt très violent, tantôt plus mesuré, Berenson avoue ce qu’il doit à Pater, Burckhardt, Wölfflin, Bode, Fromentin, Baudelaire ou von Falke, mais en vérité il ne souhaite pas écrire une nouvelle histoire de l’art. Il n’est pas historien, pas davantage métaphysicien. Critique d’art? Ce terme lui semble instaurer une distance entre l’homme et l’art: Berenson écrit sur l’art mais il se refuse à écrire sur l’Art en général. Il veut simplement communiquer son «expérience mystique», son «extase» devant les qualités de l’objet: «En somme, le moment esthétique est un moment de vision mystique.» Il est donc, il veut être un esthète, et aussi un humaniste. Ce docteur sans doctorat, comme il aimait à le répéter, ne s’interdit pas de juger le monde, de juger les discours vains, de chercher l’homme partout. Berenson voulait être un nouveau Goethe, ses modèles sont Socrate, Valéry, Santayana. Mais esthète avant tout, il sut s’entourer d’une collection d’œuvres dont il refusait qu’elle fît de lui un collectionneur: «Ces tableaux, ces objets n’ont pas été acquis par moi dans l’intention de faire une collection, mais seulement pour orner ma maison. Quand je l’ai achevée, il y a trente ans, j’ai cessé d’acheter. En vérité, j’ai toujours refusé d’être collectionneur.»

Attributions et jugements

Bernard Berenson a effectué un nombre considérable d’attributions et de datations. Il résolut certains problèmes nés d’œuvres de Giovanni Bellini; ainsi, après avoir attribué La Sainte Justice à Alvise Vivarini, il revint à Giovanni Bellini. Ne sachant trancher entre Filippino Lippi et le jeune Botticelli, Berenson inventa un peintre qu’il nomma «l’ami de Sandro». En vérité, il s’agissait bien de Lippi. Ses attributions les plus fameuses portèrent sur des Giotto, des Sassetta, et sur Francesco et Giorgio Martini. Sa collection (raccolta ) appartient aujourd’hui à l’université Harvard et elle est visible à la villa I Tatti devenue propriété de cette université. La majorité des objets et des œuvres a été acquise avant 1920. Les objets orientaux occupent les grandes salles; ils ont souvent été achetés à des voyageurs ou à des militaires, après la révolte des Boxers, et côtoient avec audace les tableaux de la Renaissance.

Par ses jugements Berenson occupe une place importante dans l’histoire de la critique d’art du XXe siècle.

Certains de ses jugements sont célèbres, De Bellini, par exemple, il a dit: «Révolutionnaire, mais grand inconscient, et qui [...] avait visualisé de la manière la plus plastique, (il) inaugure une nouvelle manière qui [...] pourrait s’appeler un début de visualisation pittoresque.» Et de Giorgione: «Le reflet le plus pur du plus beau moment de la Renaissance.»

Berenson a condamné la méthode d’examen des toiles aux rayons X, «l’espoir de ceux qui n’ont pas confiance dans l’observation et l’éducation du sentiment». Il n’en avait pas saisi la valeur probatoire.

Mais on ne sait pas si l’image que Berenson donnait de lui-même, celle d’un esthète, correspond bien au rôle qu’il joua sur le marché de la peinture. Écoutons sir Kenneth Clarke qui travailla auprès de lui: «Les inventions pirandelliennes n’ont pas toujours réussi; Berenson a trop ignoré les données externes, sa méthode est trop physiologique.» Et, à propos de ce qu’on a appelé la «manie d’attribution» de Berenson: «Bien que ce soit une erreur vulgaire d’associer la science et l’esprit connaisseur, avec le marché de l’art, le fait est qu’il en reçoit sa force, et, comme toutes les formes d’art et de recherches, elle dérive du besoin qu’on en a...»

La même ambiguïté règne dans les différents discours que Berenson tint sur l’art.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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